Battre le pavé

Autre temps, autres mœurs…

Il n'est pas recommandé d'aller sans but sur les chemins creux et escarpés pour se joindre à la masse vociférante de ceux qui tout au contraire se rassemblent en nombre pour piétiner les usages et les représentants du pouvoir sur le bitume de nos cités. De peur du reste de s'égarer ou de ne point se reconnaître dans la foule, ils portent des oriflammes pour se distinguer d'un clan à l'autre.

Ils ne montent plus à l'assaut des forteresses. Leurs cris de ralliement ne font plus référence à la grande tradition chevaleresque. Point de « Montjoie, Saint Denis ! » quand face à eux, des hordes casquées se ruent derrière des boucliers. Il leur faut alors se disperser au risque de prendre fort coups de matraques et jets de gaz qui ne sont pas franchement hilarants.

En dépit de ce risque, ils aiment à se réunir à la première occasion qui non seulement fait le larron mais plus encore le manifestant. Une pratique rituelle en somme, prolongement contestataire des processions de jadis. Face à un péril, nos ancêtres sortaient le Saint Patron, le goupillon et les cierges pour réclamer la mansuétude des éléments ou du Seigneur des cieux. Aujourd'hui, seules les banderoles remplissent la fonction rituelle tandis qu'on se demande vraiment s'il y a encore un Dieu capable d'intercéder et même un capitaine à bord ...

Nous sommes cependant dans le même geste désespéré, porté par une foi inébranlable dans l'efficacité de cette pratique collective. L'histoire pourtant n'a jamais démontré l'efficacité d'une procession qui provoque plus de catastrophes et de controverses que de miracles. C'est pourtant la foi chevillée au corps qu'ils continuent tous de battre un pavé qui n'est plus de nature à constituer des barricades.

C'est bien là le grand regret de la troupe. L'absence des pavés ou quand ils existent, celle des outils pour les sortir de terre, a sans doute relégué au rang de pratique inoffensive, stérile et même désuète ce long cortège sans croyance commune. C'est bien là que réside le point d’achoppement de la chose : même en cas fort rare d'union des mécontentements, pas un ne partage la même ligne de conduite ni de desseins communs.

Ceci saute aux yeux en observant toutes ces couleurs qui ne se mêlent pas, demeurent rassemblées autour d'un fanion qui n'est pas celui des voisins. Le Dieu unique n'existe plus, les fidèles ont chacun de leur côté une croyance différence, des prophètes qui ne peuvent se sentir et s'opposent à la première occasion sans même disposer de la science du verbe.

Leur seule conviction commune est la nécessité de battre le pavé pour se compter et croire encore aux lendemains qui chantent par la seule grâce de cette prière sans effet. La manifestation dispersée, ils s'en retourneront chacun de leur côté, commander des produits manufacturés en Chine, utiliser l'intelligence artificielle, glisser sur la toile des milliers de photographies et de vidéos de leur belle sortie collective pour surcharger les data-center d'une économie contre laquelle ils prétendent lutter.

La seule manifestation qui vaille ne se déroule plus sur le bitume mais dans notre capacité individuelle à repousser le plus grand nombre possible des démons de ce libéralisme sauvage qui nous conditionne et fait de nous des esclaves d'une consommation absurde et suicidaire. Mais ceci demanderait bien plus d'effort que ce sympathique délassement des guibolles au cœur de la ville.

Battre le pavé et rebattre les oreilles de ceux qui justement sont les plus fervents défenseurs du système en se précipitant toujours plus dans la spirale de la sur-consommation : voilà curieuse manière de donner des coups d'épée dans l'eau. Le combat est ailleurs et commence par soi-même tandis qu'en écrivant ceci, involontairement, je contribue moi aussi, à notre course vers l'abîme. Nous sommes faits comme des rats !