Légion d’honneur : le ruban rouge de Poutine, symbole d’une hypocrisie française
En 2006, Jacques Chirac remettait à Vladimir Poutine la grand-croix de la Légion d’honneur, un geste diplomatique célébrant l’amitié franco-russe. Près de vingt ans plus tard, alors que le président russe est accusé de crimes de guerre et d’agression contre l’Ukraine, cette distinction suprême reste attachée à son nom. Comment une telle incongruité est-elle possible ?
Un ruban rouge pour un homme controversé : les origines d’une décision
Le 22 septembre 2006, dans les salons feutrés de l’Élysée, Jacques Chirac accroche discrètement au revers de la veste de Vladimir Poutine l’insigne rouge de la grand-croix de la Légion d’honneur, la plus haute distinction française. Ce moment, capturé par une caméra russe malgré les efforts de discrétion, n’est pas un simple échange protocolaire : il symbolise un pari diplomatique audacieux. À l’époque, Poutine, président de la Fédération de Russie depuis 2000, est déjà une figure clivante. Si son rôle dans la stabilisation économique de la Russie post-soviétique lui vaut des éloges, son autoritarisme croissant – musellement de la presse, répression des opposants, guerre en Tchétchénie – suscite des critiques acerbes. Pourquoi, alors, cette décoration ?
En 2006, la France cherche à renforcer ses liens avec la Russie, un partenaire stratégique dans les domaines de l’énergie, de l’aéronautique et de la géopolitique. Le sommet tripartite France-Allemagne-Russie, organisé à Compiègne le lendemain de la cérémonie, illustre cette volonté de coopération. Selon le porte-parole de l’Élysée, la distinction récompense “la contribution de Vladimir Poutine à l’amitié entre la Russie et la France”. Mais ce choix n’est pas anodin : il s’inscrit dans une tradition diplomatique où la Légion d’honneur sert d’outil pour flatter les ego des chefs d’État, même ceux dont les actions heurtent les valeurs républicaines. Jacques Chirac, connu pour son pragmatisme, mise sur une relation personnelle avec Poutine, qu’il qualifie d’“ami” et dont il admire l’intellect.
Pourtant, dès 2006, des voix s’élèvent. Reporters sans frontières (RSF) dénonce une “insulte” faite aux défenseurs de la liberté de la presse en Russie, où 21 journalistes ont été assassinés sous la présidence de Poutine. L’organisation souligne l’autocensure imposée aux médias, les rachats de journaux par des groupes proches du Kremlin, et les poursuites judiciaires contre les voix dissidentes. Cette remise de la grand-croix, loin d’être un simple geste d’amitié, devient un symbole de compromission. Comment la France, patrie des droits humains, peut-elle honorer un homme dont les méthodes bafouent ses idéaux ? Ce paradoxe, déjà criant à l’époque, n’a fait que s’amplifier avec le temps.
Une distinction sous le feu des critiques : l’évolution du contexte
Si la cérémonie de 2006 passe relativement inaperçue en France – en partie grâce à la discrétion voulue par l’Élysée –, elle ne tarde pas à ressurgir comme un boomerang. Les années suivantes, le régime de Poutine se durcit : annexion de la Crimée en 2014, soutien aux séparatistes dans le Donbass, répression accrue des opposants comme Alexeï Navalny. En 2022, l’invasion de l’Ukraine marque un tournant. Poutine, désormais recherché par la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes de guerre, devient un paria sur la scène internationale. Pourtant, son nom reste associé à la grand-croix, un honneur réservé aux “chefs d’État des pays les plus proches de la France”. Cette incongruité choque.
Sur les réseaux sociaux, des citoyens français expriment leur indignation. Dès mars 2022, un internaute note : “Nous sommes au 7e jour de l’invasion de l’Ukraine, et Vladimir Poutine est toujours titulaire de la plus haute décoration française”. Une pétition lancée sur MesOpinions.com recueille des milliers de signatures, demandant la déchéance de Poutine. Des parlementaires, comme la députée Brigitte Kuster et le député Dino Cinieri, cosignent une lettre à Emmanuel Macron, arguant que le maintien de cette distinction est “une insulte à la paix, à la dignité et à la solidarité que nous devons au peuple ukrainien”. Ces voix, portées par l’émotion collective face aux images de destructions en Ukraine, mettent en lumière un malaise profond : comment une distinction symbolisant l’honneur peut-elle coexister avec des actes de violence ?
Le contexte géopolitique amplifie cette tension. En février 2023, alors qu’Emmanuel Macron décore, à juste titre, le président ukrainien Volodymyr Zelensky de la même grand-croix, la comparaison avec Poutine devient inévitable. Le Figaro rappelle que cette remise “ravive un plus vieux souvenir” et note que Macron “n’exclut pas” de retirer la distinction à Poutine. Mais cette déclaration, vague et prudente, ne satisfait pas. Pourquoi cette hésitation ? La réponse réside peut-être dans la complexité des relations diplomatiques et dans une certaine opacité entourant les décorations étrangères, une pratique héritée de l’histoire et protégée par le secret.
Les rouages opaques de la Légion d’honneur diplomatique
Pour comprendre pourquoi Poutine conserve sa grand-croix, il faut plonger dans les arcanes de la Légion d’honneur, instituée par Napoléon en 1802. Si l’ordre récompense traditionnellement le mérite individuel, il possède une seconde vocation : accompagner la politique étrangère de la France. Dans ce cadre, les décorations diplomatiques, comme celle remise à Poutine, échappent aux règles habituelles. Le président de la République, en tant que grand maître de l’ordre, décide seul de l’attribution, sans consulter le conseil de l’ordre ni publier de décret au Journal officiel. Cette discrétion, qualifiée d’“opacité” par Le Monde, permet de contourner les controverses mais complique les retraits.
Historiquement, la France a décoré des figures controversées, de Mussolini à Bachar al-Assad, souvent pour des raisons diplomatiques. Assad, décoré en 2001 par Chirac, a rendu sa grand-croix en 2018 face à une procédure de retrait initiée par Macron. Le précédent d’Assad montre qu’un retrait est possible : un simple décret présidentiel suffit, sans consultation du conseil de l’ordre. Pourtant, dans le cas de Poutine, aucune action concrète n’a suivi les déclarations de Macron en 2023. Le Point note que retirer la distinction serait “symbolique, voire dérisoire, mais nécessaire”. Alors, qu’est-ce qui freine la France ?
Une hypothèse réside dans la prudence diplomatique. Malgré les sanctions contre la Russie, la France maintient des canaux de communication avec le Kremlin. Retirer la grand-croix pourrait être perçu comme une provocation, risquant d’envenimer des relations déjà tendues. De plus, l’absence de précédent clair – hormis le cas de Manuel Noriega, déchu après sa condamnation pour blanchiment – complique la décision. Enfin, l’opacité entourant les décorations étrangères limite la pression publique : sans liste officielle des récipiendaires, le scandale reste confiné à des cercles informés. Cette inertie institutionnelle, mêlée de calculs géopolitiques, laisse la grand-croix de Poutine intacte, au grand dam de ceux qui y voient une tache sur l’honneur français.
Un symbole à l’épreuve de l’histoire : que faire ?
Face à ce paradoxe, une question se pose : la Légion d’honneur peut-elle rester fidèle à ses valeurs tout en servant des intérêts diplomatiques ? L’histoire montre que l’ordre a survécu à de nombreuses controverses, de l’attribution à des dictateurs aux scandales impliquant des figures françaises comme Maurice Papon, déchu après sa condamnation pour crimes contre l’humanité. Chaque cas rappelle que l’honneur, notion au cœur de la distinction, est fragile et exige une vigilance constante. Dans le cas de Poutine, le contraste entre ses actions – invasion de l’Ukraine, répression interne, homophobie d'État – et les idéaux de la Légion d’honneur est criant.
Pourtant, retirer la grand-croix n’est pas sans risque. Priver Poutine d’un symbole utilisé dans sa propagande pourrait “toucher ce personnage ivre de pouvoir et d’orgueil” mais aussi aggraver les tensions. À l’inverse, maintenir la distinction envoie un message de complaisance, sapant la crédibilité de la France comme défenseur des droits humains. Une solution intermédiaire pourrait consister à clarifier les critères d’attribution et de retrait des décorations diplomatiques, rendant le processus plus transparent. La commission d’accès aux documents administratifs, saisie en 2007, a déjà jugé que ces attributions relèvent de la “politique extérieure” et peuvent rester secrètes. Une réforme, bien que complexe, permettrait de dissiper l’impression d’arbitraire.
En attendant, le silence d’Emmanuel Macron alimente les spéculations. En 2023, il déclare : “Je ne m’interdis rien, mais ce n’est pas une décision que j’ai prise aujourd’hui”. Cette prudence, perçue comme un manque de courage par certains, contraste avec l’urgence morale ressentie par beaucoup. Comme l’écrit un internaute en décembre 2023 : “Jour 660 ! Poutine, recherché pour crimes de guerre, est toujours grand-croix de la Légion d’honneur. Signez la pétition !”. Ce cri du cœur, relayé sur les réseaux, traduit une frustration croissante face à une distinction qui, loin de célébrer l’honneur, semble le trahir.
Une tache sur l’honneur français : un appel à l’action
Imaginons un instant la scène : un jeune historien, penché sur les archives de la Ve République, découvre avec stupéfaction que Vladimir Poutine, responsable de l’une des agressions les plus graves du XXIe siècle, a conservé jusqu’en 2025 la plus haute distinction française. Que pensera-t-il de la France ? Que ses valeurs, si souvent proclamées, se plient trop facilement aux impératifs de la diplomatie ? Cette image, presque dystopique, n’est pas une fiction : elle est notre réalité. Chaque jour où Poutine reste grand-croix est un jour où la Légion d’honneur perd un peu de son éclat.
Les arguments pour maintenir la distinction – prudence diplomatique, absence de précédent, complexité juridique – pèsent peu face à l’ampleur des actes reprochés à Poutine. L’invasion de l’Ukraine, les bombardements de civils, les accusations de crimes de guerre ne sont pas de simples “actes contraires à l’honneur” : ils sont une négation des principes mêmes que la France prétend défendre. Comme le souligne Dino Cinieri, “le maintien de cette distinction est une insulte à la solidarité que nous devons au peuple ukrainien”. Retirer la grand-croix ne changera pas le cours de la guerre, mais il enverra un signal : la France ne transige pas avec ses valeurs, même face aux puissants.
Il est temps d’agir. Emmanuel Macron, en tant que grand maître de l’ordre, dispose du pouvoir de déchoir Poutine par un simple décret. Ce geste, loin d’être dérisoire, réaffirmerait la primauté de l’éthique sur la realpolitik. Il répondrait aussi à l’appel des citoyens, des parlementaires et des ONG qui, depuis 2022, demandent justice. À l’heure où la France célèbre ses héros, elle ne peut se permettre de laisser un tyran porter son ruban rouge. Car, comme l’écrivait Jules Renard, “en France, le deuil des convictions se porte en rouge et à la boutonnière”. Ne laissons pas cette phrase devenir prophétique.
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